La Ballade de l'Eau Salée

Par Eric Lafon
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La ballade de l'eau salée

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2013

La ballade de l'eau salée

Heureusement, il y avait le bruit des vagues et cette odeur d’iode, si caractéristique de la mer et des océans. Il se demandait s’il aurait pu tenir sans ce soutien si fort pour lui. Homme de la mer, il avait commencé par naviguer comme mousse à l’adolescence, puis avec du temps et de la persévérance, il était devenu, à quarante ans, capitaine de l’Estérel, un remorqueur d’intervention à la pointe de la technologie de sauvetage pour son époque. Marin dans l’âme et jusqu’au plus profond de son être, il aurait donné sa vie pour sauver n’importe quel pêcheur ou plaisancier en difficulté.

S’il y a des hommes comblés par leur métier, Ephraïm Zilberman faisait partie de ceux-là.

Désormais prisonnier des nazis, Ephraïm était loin d’être heureux. Il se morfondait dans sa cellule. Du capitaine, il ne restait rien. Réduit à l’état de simple juif aux mains du troisième Reich, Il ne se berçait pas d’illusion quant à son avenir. Seule consolation, sa fenêtre donnait sur la mer. C’est de cela qu’il tirait sa force et sa volonté. Bien pire que la mort, sa véritable peur était de ne jamais plus mettre un pied dans l’eau, ni de porter à son visage ses mains mouillées sentant le sel et d’en laisser une légère trace agréable sur ses lèvres.

Parfois aussi, il repensait à sa femme, Elsa. Mariés depuis cinq ans au commencement de la guerre ils étaient follement amoureux bien qu’ils ne se voyaient pas très souvent. Le métier d’Ephraïm lui prenait beaucoup de temps mais Elsa ne s’en plaignait jamais, elle savait que son mari était d’abord et avant tout marié à la mer. Femme dévouée des années quarante, elle se suffisait de cela.

Désormais, c’est devant sa fenêtre qu’il passait le plus clair de son temps. Cette étendue d’eau l’envoûtait. Pourrait-il jamais répondre à son appel ? Ses repas lui étaient servis par des hommes en blouse blanche. Ephraïm les appelait les médecins du diable. Au début, par fierté, il refusait de s’alimenter mais au fil des jours, la faim le tenaillait tant qu’il céda et accepta la nourriture offerte. Se laisser mourir, c’était refuser de remonter sur un bateau et cela, était impensable.

Depuis combien de temps était-il retenu prisonnier ? Il n’en n’avait aucune idée. Sa raison s’embrouillait de plus en plus et tenir le compte des jours qui passaient devenait difficile. Aussi, pour s’éclaircir l’esprit et reprendre le contrôle de ses pensées, il revivait ses derniers jours de liberté.

Quand les choses avaient commencé à mal tourner en 1940, il avait embarqué sur l’Estérel avec sa femme et autant de personnes que pouvait contenir le remorqueur.

Exilé en Angleterre, il avait poursuivi son activité en mer et aidait très souvent la résistance française en participant à l’évacuation de juifs et des persécutés qui fuyaient l’occupation et le régime de Vichy. A chaque fois qu’il revoyait les côtes de son pays natal, bien souvent de nuit, son cœur se serrait. Éviter les mines et les patrouilles était devenu pour lui de simples formalités. Ses talents de marin et sa loyauté furent remarqués par la Royale Navy et c’est ainsi qu’il prit le commandement, en second, d’un navire militaire, le HMS Danaé. Le terme HMS, soit Her Majesty’s Ship, plaisait à Ephraïm, mais pour lui, la majesté en question était la mer, la Manche en particulier, qu’il connaissait si bien. Sa mer.

Ses souvenirs étaient de plus en plus durs à revenir à son esprit qui s’effilochait au fur-et-à- mesure de son incarcération. Ceci était sans doute lié aux drogues qu’on lui administrait. Cela faisait longtemps qu’il recrachait discrètement les cachets qui accompagnaient ses repas, mais il ne doutait pas que l’on droguait aussi sa nourriture et l’eau qu’on lui apportait. Il se réveillait parfois avec l’impression d’avoir dormi pendant des jours. Lors de ces réveils, la présence de traces de piqûres ou de cathéters lui confirmaient ses doutes. Quelles expériences ces salauds de nazis faisaient-ils sur lui ?

Parfois, une dame étrange venait le voir. Elle restait assise sur une chaise à le regarder. Souvent il ne comprenait pas ce qu’elle disait, un mot parvenait parfois jusqu’à lui mais il ne saisissait pas les sens complet des phrases. Il avait remarqué que depuis quelque temps, en plus de lui brouiller l’esprit, les drogues commençaient à le fatiguer physiquement. Les moindres gestes devenaient de plus en plus difficiles et il s’essoufflait très vite. La présence de cette femme l’irritait. Elle avait des airs de sorcière, ridée avec les doigts crochus, il l’entendait régulièrement parler avec ses geôliers derrière la porte. Souvent, une colère sourde prenait le dessus et il invectivait cette femme, voulant savoir ce qu’ils attendaient de lui ; il lui jetait au visage ses doutes et son dégoût profond pour les collabos, catégorie à laquelle elle appartenait certainement. Ephraïm avait des principes et frapper une femme n’en faisait pas partie, mais plusieurs fois il en eut envie. Celle-ci restait toujours de marbre. Quand il s’emportait, il se rendait compte de l’incohérence de ses propos. Il se mettait à vociférer des choses au sujet de l’Estérel, de la mer ou de la navigation en général. Saloperie de drogues…

Depuis combien de temps n’avait-il pas posé le pied sur un bateau ? Lorsqu’il regardait par la fenêtre, il lui semblait que la mer chuchotait « Ephraïm, Ephraïm… » Semblable à un junkie devant une dose hors d’atteinte, ses tripes n’étaient plus qu’un nœud insupportable. Sa seule échappatoire se trouvait dans ses rêves. Là, il pouvait voir la ligne d’horizon monter et descendre au rythme des vagues. L’air marin lui fouettait le visage, ses hommes exécutaient ses ordres et répétaient les mêmes gestes qu’Ephraïm, lui-même, avait effectués au cours de ses jeunes années. Capitaine aimé et respecté, il avait sauvé bien des vies. Malheureusement, une ombre pointait souvent dans ses rêves. En faisant un tour d’horizon avec ses jumelles, il apercevait un bateau, se rapprochant très rapidement. Sur le pont, se tenait la vieille harpie de sa chambre, accompagnée de soldats SS. Elle le montrait du doigt et lorsque les deux bateaux se trouvaient bord à bord, les bras de la traîtresse s’allongeaient pour l’attraper. Sa force l’abandonnait soudainement et, tombant à genoux, il ne pouvait résister à cette prise. Alors, une petite vague grossissait et se changeait en une main, tentant d’arracher Ephraïm aux bras de la sorcière. Mais dans aucun de ses rêves, la mer ne réussissait à l’emporter. Il devait se contenter de regarder cette main d’eau en la suppliant, tout en la remerciant d’avoir essayé de le sauver. C’était à ce moment là qu’il se réveillait en nage, la peur au ventre. La mer était si proche. Ephraïm avait le sentiment que s’il atteignait l’eau, il serait sauvé des nazis. Atteindre l’eau serait maintenant son seul objectif.

Il devait faire vite, les expériences des nazis continuaient bon train. Un matin, il constata la présence d’une cicatrice sur sa poitrine. Que lui avaient-ils fait ? Ephraïm gardait un vague souvenir d’un bloc opératoire et d’un masque qu’on lui lui avait maintenu sur le visage. Le plus dur était l’ignorance, que mijotaient les médecins de la mort ? Il pleurait de plus en plus souvent devant sa fenêtre. Son courage d’antan s’effritait avec la durée de sa captivité. Il s’était rendu compte qu’on le changeait parfois de cellule. Elles se ressemblaient toutes, blanches et austères, mais la disposition des points d’eau n’était pas toujours la même ; quelquefois le côté lavabo était à droite, d’autres fois à gauche de son lit. Cela indiquait bien qu’il se trouvait dans une nouvelle chambre. Heureusement, les fenêtres donnaient toujours sur la mer. Ces dernières ne s’ouvraient que de quelques centimètres, rendant impossible toute évasion. De toute façon, il devait se trouver au moins au quatrième étage. Pour rejoindre la mer, il devait faire une croix sur la fenêtre.

De nombreuses fois il crut perdre la tête. Nul doute que les drogues qu’on lui faisait avaler provoquaient des hallucinations. Mais une fois, ce qu’il prenait pour des divagations de son esprit, se révéla incroyablement convainquant. Ephraïm Zilberman, terrassé par sa solitude et ses frustrations de prisonnier, avait attrapé le pichet d’eau qu’on lui remplissait quotidiennement et le tenait à deux mains, comme on tiendrait un bol. Il faisait tourner l’eau à l’intérieur en se disant que c’était les dernières vaguelettes qu’il verrait de près. Soudain, il eut l’impression que le verre du pichet s’effaçait, que l’eau ne tenait plus entre ses mains que par la force de sa volonté. Il contempla cette sphère liquide, ondulante entre ses doigts fatigués, sans oser y croire. Que se passait-il ? Les expériences dont il faisait l’objet lui octroyaient-elles ce pouvoir ou se contentaient-elles de le faire délirer ? Il n’osait pas écarter les mains de peur de faire disparaître cette apparition, d’autant plus incroyable qu’elle paraissait bel et bien réelle. Il approcha son visage et sentit l’odeur de la mer qui émanait de cette sphère. Il ne pouvait y croire. Il posa ses lèvres contre le liquide et le goût de sel se diffusa dans sa bouche. Après quelques secondes de stupeur, il se mit à rire. A rire comme jamais il n’avait ri. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait, mais, que la mer s’invite dans sa cellule ne pouvait-être qu’une bonne chose, un signe. Bien entendu, une crise de rire aussi démente et puissante lui valut la visite d’un garde et l’administration d’un calmant, mais peu importait, il pouvait faire entrer la mer dans sa chambre ! La sphère avait disparu lorsque l’allemand était entré dans la pièce, elle s’était répandue sur le sol et sur les pieds nus d’Ephraïm.

Était-ce le calmant dosé à la hâte ou bien la fatigue de son expérience, mais l’ancien capitaine eut un sentiment d’intense épuisement les jours suivants. La sorcière était venue plusieurs fois après cet incident. Il se rappelait qu’elle s’était penchée sur le lit, lui avait trituré les bras et lui avait parlé, en français lui semblait-il, et aussi avec des mots allemands. Une fois de plus, il ne parvenait pas à se souvenir de ses paroles.

Durant ces journées pendant lesquelles il resta alité, Ephraïm tenta de se souvenir des conditions de son arrestation. Comment les nazis lui avaient-il mis la main dessus ? Il se souvenait de son poste de second sur le HMS Danaé mais ensuite, tout restait flou. Il y avait bien un endroit où son navire se dirigeait mais lequel ? Puis lui revint en mémoire un sentiment fort et poignant. Une impression d’emmener à la boucherie toute un bande de jeunes, morts de trouille. Il revoyait tous ces visages emplis de terreur. Des Français, des Anglais, tous unis pour libérer la France et l’Europe du joug de ces salopards de nazis. Il se souvenait aussi des embarcations d’accostage, se dirigeant droit vers la plage, chargés de jeunes garçons, à peine plus grands que des enfants, et dont certains avaient déjà souillé leur uniforme. La plage…. Sword beach….

L’opération…. Neptune….

Comment était-il tombé dans les mains des allemands depuis son cuirassier, il ne s’en souvenait pas. Sûrement une contre-attaque menée par les forces de l’axe. Il ignorait également si l’opération, une des plus grande jamais organisée, avait réussi ou échoué. Tous ces jeunes étaient-ils morts ? Un nouveau nœud se forma dans son ventre, mais dans un coin de sa tête, il refusait d’admettre la défaite. Tout cela n’avait pas pu être vain. Le sang des innocents avait coloré la mer, et celle-ci avait pris part à la guerre, la mer ne pouvait perdre.

Depuis son étrange expérience, Ephraïm remarqua que l’eau qu’on lui servait avait goût de sel, très légèrement au début, puis de plus en plus. Bizarrement, cette eau parvenait quand même à étancher sa soif. Il était persuadé que les gardes n’en savaient rien ! la mer avait trouvé un moyen de venir jusqu’à lui. Son sentiment de solitude reculait. Il essayait souvent de réitérer le phénomène de la sphère liquide, parfois avec succès, parfois sans. Il passait des heures à réfléchir sur le pourquoi de la chose. Si l’eau permettait à Ephraïm de la contrôler, ce n’était pas uniquement pour se mettre en boule entre ses mains. Il devait y avoir autre chose, mais quoi ? A chacune de ses tentatives, qu’elle soit fructueuse ou non, l’eau finissait toujours sur le sol d’une manière ou d’une autre. Il voyait bien que le fait d’inonder sa cellule commençait à irriter les gardes mais les remontrances et les menaces lui glissaient dessus. Bientôt il trouverait l’origine de cet incroyable pouvoir, et à ce moment là, les nazis auraient du mouron a se faire, il n’en doutait pas. Un jour, alors qu’il avait particulièrement trempé sa chambre, la vieille dame vint le voir, l’air contrarié. Pour la première fois il comprit ce qu’elle lui demandait. De toute façon, la question était facile à deviner : pourquoi renversait-il de l’eau partout ? Ephraïm la toisa tant qu’il put et lui déclara que elle, et tous ces sbires fascistes, le découvriraient le moment venu. Elle lui répondit quelque chose mais de nouveau il ne comprenait plus rien a ce qu’elle racontait. Il la laissa à son charabia et retourna devant sa fenêtre. Sa mer était là, attendant leurs retrouvailles. Ephraïm sourit.

Son corps s’affaiblissait rapidement, il avait l’impression que les drogues étaient de plus en plus puissantes. De surcroît, sa poitrine, à l’endroit de sa cicatrice, le faisait atrocement souffrir lorsqu’il s’agitait un peu trop. Il devait se maîtriser et rester calme mais cela devenait compliqué face à l’exaltation que lui procurait son nouveau pouvoir. Il allait devoir canaliser son peu d’énergie et échafauder un plan d’évasion. Ephraïm, tous les jours, se servait de son pichet d’eau pour créer une sphère et concentrait sa force pour l’envoyer très fort contre le mur. L’impact devenait progressivement plus puissant. Malheureusement, cela lui valait des doses de tranquillisant quasi-quotidiennes mais qu’importe, il trouverait les ressources pour continuer son entraînement. Ses geôliers décidèrent alors de remplacer son pichet par une bouteille, mais cela ne changea rien.

Après plusieurs jours, il ne parvenait toujours pas à obtenir des résultats satisfaisants. Si la boule d’eau devait servir à quelque chose, ça ne devait pas être pour frapper, il aurait eu plus de chances en lançant directement le pichet ou la bouteille à la figure du garde. Mais à quoi pouvait bien servir ce pouvoir ? Soudain, Ephraïm eut une idée. Cela faisait des semaines qu’il ingurgitait de l’eau de mer et ce, sans conséquence physique. Or il était parfaitement conscient que cela était impossible. Son corps s’était-il modifié au point de pouvoir ne faire qu’un avec la mer ? C’est vrai qu’il ne touchait presque plus à la nourriture, son eau salée lui convenait parfaitement. Alors il boucha son lavabo et fît couler un peu d’eau. Il créa une sphère entre ses mains avec cette eau et se concentra au maximum sur ses doigts. Il répéta cet exercice pendant des jours et des jours. Puis, alors qu’il commençait à perdre espoir, il atteignit son but. Ses doigts puis ses mains se transformèrent en eau. D’abord leurs contours apparurent flous, des vaguelettes parcouraient sa peau et pour finir, ses membres devinrent translucides ! Pas autant qu’il l’aurait voulu, mais cela n’était qu’un début. Bien qu’il perdait des forces et du poids tous les jours, sûrement dû à son régime d’eau de mer, il intensifia ses entraînements et parvint, au bout de quelques jours à se changer complètement en eau. Ses reconstructions en être de chair et de sang l’asséchaient totalement. Pendant plusieurs heures, il se sentait comme un poisson hors de l’eau. Peu importe la souffrance et la faiblesse, il avait maintenant son plan d’évasion parfaite. La seule question à régler était : s’il se laissait couler depuis sa fenêtre du quatrième étage, pourrait-il se rassembler en homme une fois éparpillé telle une flaque ? Dès le lendemain, il installa sa chaise sur sa petite table, prit sa bouteille d’eau et se transforma en Ephraïm d’eau. Il avait toujours besoin de liquide, au départ, pour entamer ses métamorphoses. Après un long moment de concentration, il se laissa couler sur le lino de sa chambre. Sa vision se troubla et vint raser le sol. Il ne ressentait pas de douleur mais une fatigue extrême. Ephraïm dut faire appel à toute son énergie pour se rassembler et redevenir l’homme qu’il était. Au bout du rouleau, il ne trouva pas la force de se relever. Il resta, agonisant, à terre. Ce furent les gardes qui le remirent dans son lit. Il dut se reposer quelques jours, sous perfusion, avant de pouvoir se relever à nouveau. En tout cas, son expérience était un succès.

Conscient qu’il devait emmagasiner le plus de force possible, il se remit à manger, pas tout bien sûr, il ne tenait pas à ingurgiter trop de drogues, mais suffisamment pour qu’il retrouve un état de santé convenable. Dès qu’il put se tenir debout, il regarda par sa fenêtre. La mer l’attendait toujours. Ephraïm attendit encore quelques jours pour récupérer au maximum. Puis, il se sentit prêt. Le soir venu, il ouvrit sa fenêtre, jeta quelques aliments discrètement mis de coté, prit sa bouteille d’eau et entama sa transformation. L’être d’eau salée se glissa par l’entrebâillement et se laissa choir sur le sol, plusieurs mètres en dessous. Il ne se rendit pas compte de la chute, mais l’impact lui fit perdre toutes ses sensations, il ne savait plus comment bouger, il ne savait pas ce qu’il voyait. Il lui fallut plus d’une heure de concentration et d’efforts surhumains pour se rassembler. Il était dehors. Il avait réussi mais son corps refusait de faire le moindre geste. Après un long temps de récupération, il parvint à se cacher dans un buisson à quelques mètres de là. Il mangea les maigres denrées lancées plus tôt et s’endormit pour quelques heures seulement, du moins l’espérait-il. Se faire reprendre, sitôt être sorti, l’aurait anéanti.

Ephraïm rouvrit les yeux au moment où le soleil pointait ses premiers rayons à l’est. Bien que terrassé par la fatigue, et le corps usé, sa nouvelle liberté lui donnait des ailes. Il franchit un mur d’enceinte d’environ deux mètres, non sans peine. En temps normal, une telle ascension n’aurait été qu’une promenade de santé mais dans son état, il avait l’impression de devoir escalader l’Everest. En s’aidant du dossier d’un banc, il y parvint tout de même au prix d’un effort extrême. Pour atteindre la mer, Ephraïm devait traverser un village. La mer, si proche, faisait avancer ses jambes quasiment toutes seules. Il ne croisa presque personne à cette heure matinale, et les quelques âmes errantes n’avaient que faire d’un bonhomme en pyjama qui rasait les murs. Il touchait au but . Une fois passé les derniers faubourgs, il lui restait a peine un kilomètre de descente avant d’atteindre la plage. Il dut faire quelques pauses pour reprendre son souffle. Il tremblait de tout son être, ses muscles étaient tétanisés et l’air ne circulait que difficilement dans ses poumons. Il ne pouvait pas échouer si près du but. Il se remit en marche et au dernier virage, il s’arrêta net. Elle était là, devant lui. Sa mer. L’ancien capitaine tomba à genou et pleura.

Dans un dernier effort, il s’avança sur la plage, il sentait le sable sous ses pieds nus, quelle sensation de bonheur ! En fixant l’horizon, il vit comme des points sur l’eau, qui grossissaient. Étaient ce la flotte allemande ? Les points se rapprochaient et se transformaient en navire. Une invasion. Peut-être une autre tentative après l’échec de l’opération Neptune ? Ephraïm resta figé devant ce spectacle. Des centaines d’embarcations, des milliers peut-être s’approchaient de la rive. La dernière fois qu’il avait vu ça, c’était depuis le HMS Danaé. Tout à coup, une balle tirée derrière lui, ricocha sur le sable, à quelques centimètres de ses pieds. Se retournant, il aperçut les canons des fusils mitrailleurs nazis qui dépassaient des bunkers. Les premières embarcations arrivèrent sur la plage. Quand leurs panneaux avant s’abaissèrent , les gamins en première lignes furent fauchés par les balles allemandes sans avoir pu faire un pas. C’était une horreur, un vrai massacre. Lui aussi allait mourir sur cette plage s’il restait là. Ephraïm réunit encore une fois ses ultimes forces et se hâta vers l’est pour sortir de la fenêtre de tir. Il arriva au bout de la plage et contourna un énorme rocher, prémisse des falaises qui s’annonçaient un peu plus loin. Il retrouva là un semblant de calme. Devant lui, à une centaine de mètres, une barque, une toute petite barque était tirée sur la plage. Elle l’attendait, il en était sûr. Il se dirigea vers elle mais ses jambes cédèrent. Il était épuisé. C’est en rampant qu’il réussit à rejoindre le frêle esquif. Étonnamment, le bruit des fusillades ne lui parvenait plus. Peut-être était-il trop fatigué pour les entendre. Il poussa la barque dans l’eau, celle-ci glissa avec une facilité déconcertante, il ne sentait plus rien. En baissant les yeux, il s’aperçut que ses jambes étaient à moitié transformées en eau. La mer, maintenant à sa portée s’infiltrait par tous les pores de sa peau, lui donnant l’énergie dont il avait besoin. Il mit les rames en place et s’éloigna de la côte. Sentir sa barque onduler au gré des vagues le remplit de bonheur. Ephraïm pleurait, riait, son corps se rassembla en l’écrasant de fatigue mais peu importait : il était heureux, il voguait. Au bout d’un moment ses bras l’abandonnèrent. Pour tenter de récupérer des forces, il s’allongea sur le fond de la barque et laissa sa main traîner dans l’eau. Le sourire aux lèvres, il ferma les yeux.

Comme elle le faisait plusieurs fois par semaine, Elsa Zilberman vint rendre visite à son époux. Cette fois, elle était accompagnée par ses deux petits fils qui venaient voir leur grand-père. En entrant dans la chambre d’hôpital, elle trouva son mari allongé sur les draps, le visage détendu, souriant. Une main tombée hors du lit. Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre que la maladie en avait terminé avec Ephraïm. Quand l’un des petits garçons demanda : il dort Papy ? C’est les yeux embués que sa grand-mère lui répondit : Oui, il dort et je suis sûre que là où il se trouve, il navigue sur la mer.

fin

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